Le collège de jeunes filles
de la rue Saint-Vincent à Alès
Je vais vous dire moi aussi, ce que me rappellent le ciel agité de l’automne et les rentrées dans notre cher vieux collège qui ont marqué tant de générations. De l’extérieur, les abords de cet établissement n’avaient rien de rébarbatif, malgré leur haut portail d’où émergeaient deux palmiers solitaires. Un jardinet sans soleil précédait le hall du rez-de-chaussée qui donnait sur une longue cour, fermée d’un côté par un mur élevé, de l’autre, par une rangée de classes à l’aspect ingrat et austère. La cour s’ornait de platanes à l’ombre touffus l’été, et d’un mimosa qui balançait ses rameaux d’or au premier souffle du printemps. Toujours pressées à l’appel de la sonnerie, les élèves s’engouffraient dans les couloirs aux marches inégales pour accéder à leurs classes respectives. Pauvre cher vieux collège qui avait jadis servi de caserne, tu n’avais pas honte d’offrir à nos jeunes années, tes murs lépreux, tes fenêtres trop étroites, ton mobilier dépareillé datant sans doute de l’époque de Jules Ferry : pupitres massifs et sombres à lourds battants, bancs aux dossiers durs ou absents, poêles à charbon au tirage défectueux... Dans ces salles de classe où des professeurs de marque nous dispensaient un enseignement de qualité, sous la supervision de Mme Rivéro - directrice à la main de fer, sans gant de velours - nous nous laissions bercer par l’incantation des vers lamartiniens ou hugoliens de Mme Mathieu-Goirand et par ses hautes méditations sur le romantisme, sur Anatole France et Ernest Psichari. Son fin visage de Tanagra nous tenait sous le charme et l’heure passait rapidement malgré l’inconfort des lieux. Lui succédait Mme Aillet chargée du cours d’histoire. Elle arrivait toujours accablée par le poids de ses documents artistiques que nous nous passions les unes aux autres pendant ses explications fouillées, mais sans relief. Autour d’elle s’interposait une zone de neutralité qui empêchait tout contact humain. Venait ensuite Miss Guérin tout auréolée par ses titres fraîchement acquis et qui réclamait de nous, la parfaite connaissance de la langue de Shakespeare - auteur qu’elle idolâtrait. Le visage toujours caché par ses longues mains de musicienne, elle ne le découvrait que pour jeter sur nous, un regard bigle et courroucé. Pauvre Miss Guérin enthousiaste avec ses airs lointains, si peu armée pour la vie qu’elle voulait garder sur la ligne des crêtes. Son culte des idoles, son mysticisme outré devaient facilement l’amener aux plus amères déceptions. Au second étage, dans l’amphithéâtre où une petite lucarne nous laissait entrevoir un coin du ciel où se dessinait la croix de la cathédrale, trônait Mlle Dreyfus, sereine et effacée. Elle parcourait la salle à pas menus, nous initiant aux lois de Lavoisier ou de Joule avec tant de clarté, que nous arrivions à découvrir sans peine les arcanes de la physique. Rien de comparable avec le professeur de maths qui s’emportait dès que nous nous présentions au tableau noir. Les littéraires restaient clouées au sol, comme frappées par un fil de haute tension devant son regard courroucé. J’avais le don de bafouiller avec elle des mots incohérents, si bien qu’elle me renvoyait régulièrement à ma place en tonnant que j’étais une incapable qui ne méritait qu’un zéro ! La sonnerie de la récréation nous délivrait de nos tourments et nous nous précipitions toutes dans la cour, avec nos tabliers uniformes à carreaux bleus et blancs. Quel frémissement de vie et de gaîté dans cette cour ! Nous l’arpentions de long en large en nous livrant à des considérations puériles ou quelquefois déjà profondes. Il y avait là les trois Grâces, dans toute la splendeur de leurs seize ans. Hélène Domergue, Magali Blavet, Louise Lichère qui passaient et repassaient souriantes et souveraines, l’inséparable trio : Margueritte Duserre, Georgette Ducros, H. Dizier dont les frais éclats de rire découvraient d’éblouissantes rangées de dents, Minette Gasquiel au regard clair plein d’ironie, sa sœur Lucy au visage virginal qui discourait avec Geneviève Guérin, sortie le matin de sa calèche à cheval, comme une princesse de conte de fées, Germaine Monteil, l’air toujours un peu soucieux. A. Raoût aux lourdes tresses blondes, imbattable dans tous les domaines, Cyrille de Perrot débordante d’enthousiasme dans sa casaque à col marin, Odette Gras et son amie qui eut la bien malencontreuse idée de faire disparaître dans un cabinet à la Turque, le cahier de notes qui ne l’avantageait pas, P. Rigal au teint nordique, Lucienne Bertharion, brune Carmen aux yeux bleus...
Et puis, et puis, il y avait des silhouettes sur le seuil de la porte de la salle de gymnastique où Mme Latapy sur un ton inimitable répétait une sorte de mélopée rythmée 1, 2, 3 - 1, 2, 3, avec un trémolo aigre et ascendant. Professeurs et élèves évoluaient avec de lourds vêtements gênants qui n’avaient rien du sport actuel !
Aucun préau pour nous abriter. Par temps de pluie et de froid intense, nous nous réfugions à l’entrée des escaliers refoulées par les bourrades amicales de Mmes Lauze et Guiot.
Pauvre cher vieux collège, lorsque j’ai vu le marteau-piqueur faire crouler tes murs vétustes, j’ai senti que quelque chose aussi croulait en moi : toute une adolescente insouciante, avec ses fantasmes, ses enthousiasmes, ses espoirs, ses illusions, s’ensevelissait sous la poussière de tes pierres centenaires.
Désormais, je ne pourrai plus venir me retremper aux sources mêmes de mon passé fait de poésie et de rêve, mais je devrai avoir recours aux souvenirs laissés par ces lieux perdus à jamais, sous une enfilade de magasins anonymes. Et j’ai pleuré devant ce sacrilège...