La fabuleuse Histoire de l’apothicaire Chiarini
   26/09/2023
La fabuleuse Histoire de l’apothicaire Chiarini

La prison de Villeneuve-de-Berg

 

Pierre Constant a été arrêté à Aubenas le samedi 29 septembre 1787, et conduit dans les prisons de la ville. Cette arrestation a fait grand bruit. Depuis plusieurs années, les habitants de cette ville se sont habitués à la visite régulière de la troupe Chiariny*. De sieur Chiariny est un homme de cœur faisant crédit aux pauvres et soignant même gratuitement quelques indigents. Il se plaît à dire qu'il vend son élixir pour nourrir sa famille et sa troupe, non pour s'enrichir. Aubenas est une bourgade bien vivante avec ses 2800 habitants, mais les distractions sont rares. La troupe, qui présente des danseurs, des équilibristes sur cordes et des musiciens à cheval, n'a d'égal que le boniment du sieur Chiariny qui vente les mérites de son élixir avec un humour et une verve qui vaut le déplacement. C'est donc avec beaucoup d'émotion qu'on a appris en ville l'arrestation du saltimbanque guérisseur.

Ce 29 novembre donc, le subdélégué du Bas Vivarais, Claude Louis Blachère, interroge le prévenu. Il a réuni un petit conseil dans sa maison d'Aubenas et Jean Joseph Dupuy, secrétaire ordinaire des consuls, sert de greffier. Pierre Constant se déclare baladin danseur de corde, âgé d'environ 33 ans, ayant avec lui sa mère, son épouse cl quatre de ses enfants. Il nie avoir usurpé la qualité de chevalier mais reconnaît que c'est un surnom que certains lui donnent à cause de sa tenue vestimentaire et de ses talents de cavalier.

Le subdélégué fait alors lecture de l'ordre royal donné à Versailles le 9 novembre, et de la plainte déposée par le prince de Conty. Pierre Clément reconnaît la teneur de son prospectus mais affirme que c'est en toute bonne foi qu'il l'a fait rédiger. S'il n'a pas été approuvé officiellement par l'Académie des sciences, il pensait que c'était une chose acquise. II exhibe alors une lettre de Paris en date du 21 septembre et signée du sieur Marin. Ce dernier détient la somme de 414 livres de la part de Perrin pour obtenir le privilège royal et assure que l'affaire est entendue. Pierre Constant a certes anticipé le résultat de ces démarches mais jamais il n'a voulu faire un faux.

Pierre Constant reconnaît n'avoir aucune pension de M. le Prince de Conty ni de feu son père. Mais le sieur Cazaretti, son beau-frère, avec qui il est associé, a travaillé avec le sieur Blanchet, lequel avait dit avoir un privilège du Prince. Et c'est sur la foi de ce rapport qu'il a fait imprimer son prospectus en la même forme que celui de Blanchet. Sur ce point, la position de Pierre Constant est plus ambiguë. Il a clairement écrit dans son prospectus qu'il était "pensionné par sa majesté Louis XVI, comme il l'avait déjà été par le prince de Conty". Il savait bien que cela

était faux. Le brevet royal de 1770 autorisait la vente du produit mais n'incluait pas de pension et ne concernait nullement le prince.

Pierre Constant aurait donc mis cette formule en exergue de son prospectus, uniquement en imitation d'un modèle présenté par le sieur Blanchet, l'associé de son beau-frère. La ficelle est un peu grosse car notre baladin n'est pas illettré. Il a bien lu le texte qu'il a fait imprimer, et même s'il a recopié un modèle, il s'est bien rendu compte qu'il s'agissait d'un mensonge et d'une usurpation de titre. Le subdélégué n'est pas dupe et, s'il croit à l'abus de confiance de la part des deux intermédiaires qui devaient approcher Vicq d'Azir, il est persuadé du bien fondé de la plainte du Prince de Conty.

Pierre Constant, en bon camelot, est un parfait comédien. Devant l'accusation il joue le naïf et le pauvre baladin abusé. En revanche, lorsque le subdélégué l'interroge sur son parcours de vendeur d'élixir, il retrouve toute sa superbe et il noie le subdélégué d'une foule de certificats, de recommandations, de témoignages de grands personnages. Il confirme qu'il était à Gap en décembre et janvier dernier et qu'il y a vendu son remède avec succès. Il cite ses passages à Chambéry, à Perpignan, à Marseille. Comme le lui avaient conseillé Marin et Perrin, pour étayer sa demande de privilège, il a collectionné les recommandations. Nous dirions aujourd'hui qu'il s'est constitué un "press-book" impressionnant. Sa femme qui est en possession de toutes ces pièces, peut les produire à la première réquisition. En effet, dès le lendemain, la dame Marie Anne Vidalenche, présente une liste impressionnante de documents :

-  Le brevet du 2 avril 1770 signé par Sénac et enregistré au greffe de la prévôté de l'hôtel du roi.

-  La permission de vendre signée de Bonafos, professeur doyen de l'université de Perpignan en date du 11 novembre 1778.

-   Un certificat du châtelain de Bourg de Lans en Dauphiné en date du 20 mai 1786

-  Une permission de vente signée du Duc de Clermont Tonnerre, commandant en chef des armées du Dauphiné en date du 1er juillet 1786.

- Un certificat des consuls de Grenoble signé le 24 juillet 1786

- Un certificat de Signoret, ex chirurgien de l'armée d'Italie en date du 18 octobre 1786

-  De nombreux autres certificats de médecins, chirurgiens et consuls de Nîmes, Joyeuse, Aubenas, Gap, Prades, Rieux, Narbonne, Lyon...

La vérification de ces pièces, l'audition de témoins, la correspondance entre Aubenas et Montpellier, tout cela prend du temps et le sieur Blachère ne peut juger cette affaire d'Etat à la légère. On envoie donc le prévenu à la prison de la sénéchaussée, à Villeneuve de Berg, le 30 novembre. Le pauvre Chiariny est bien parti pour croupir longtemps dans les geôles de Villeneuve. Pourtant le subdélégué Blachère est ébranlé dans ses convictions par l'attitude du baladin et surtout par la formidable pression qu'il subit de la part de la population et de ses représentants. Dès le 1er décembre, il envoie d'Aubenas cette missive adressée au baron de Breteuil, intendant de la maison royale :

"Monseigneur,

Au moment que je reçu celle que votre grandeur me fit l'honneur de m'écrire le 26 novembre dernier et qui me parvint le 29 au soir au sujet du chevalier de Chiariny, je m'empressai d'exécuter les ordres du roi et les vôtres et mandais venir cet homme par le brigadier de maréchaussée de cette ville qui se rendit tout de suite. Et l’ayant interrogé conformément à la lettre de M.Vicq d'Azir et reçu ses réponses comme vous le verrez par le procès-verbal que je joins ici et sa contravention se trouvant constatée, j'ordonnai audit brigadier de l'arrêter et de le conduire aux prisons royales de Villeneuve de Berg comme les plus prochaines après lui avoir tendu l'ordre du roi. Ce qui a été fait ainsi qu'il résulte du certificat et écrou de Baume, le concierge, en date du 30 novembre que je joins également ici tout comme copie d'une lettre que je cru devoir écrire audit concierge qu'on dit être très dur et très brutal. Sur ce que le brigadier me rapporta qu'il avait voulu le confondre parmi quelques scélérats qui sont détenus dans lesdites prisons, le brigadier ayant laissé les ordres au concierge, j'ai cru devoir garder les ordres du roi qui me commet pour procéder aux interrogatoires. Si votre grandeur le trouve à propos je le lui renverrai. Vous voudrez bien, Monseigneur, que je vous entretienne quelques moments sur le compte de ce misérable et de sa famille croyant que mon devoir et la charité m'y oblige. Ce Chiariny me paraît être un homme de la plus grande bonhomie qui a été accablé de cette arrestation, surtout à cause de sa mère, de sa femme et de ces quatre enfants qui n'ont aucune sorte de ressource pour vivre et qu'il charie avec lui et qui excite les regrets de tous nos habitants. Il y a lieu de croire que ce malheureux a été dupé à Paris car il paraît porteur d'une lettre qu'il me fit voir lors des interrogatoires qu'un certain Marin est porteur de la somme de 444£ pour lui obtenir un privilège. Laquelle somme et même plus grande était ci-devant entre les mains d'un nommé Périn qui a gardé le reste pour quelques frais qu'il dit avoir fait depuis sa détention. On m'a fait voir une patente de Monsieur le duc de Clermont Tonnerre qui lui permet d'exercer dans la province du Dauphiné, son état d'opérateur et de danseur de corde. On m'a encore exhibé plusieurs certificats des villes ou il a été avec sa troupe qui n'en disent que du bien. Dans cette ville, ils se sont tous très bien conduits et avec la plus grande décence. Les officiers municipaux et de justice leur ont rendu ce témoignage par des certificats qu'ils leur ont aussi délivrés. Je puis même ajouter qu'ils ont débité leur élixir avec beaucoup de succès dans cette contrée, qu'ils y sont fort regrettés et qu'enfin ils amusaient le public, surtout le bas peuple ce qui n'était pas indifférent dans la détresse où ils se trouvent par le manque de la récolte des cocons qui fait presque toute son existence. J'ai l'honneur d'être avoir le plus profond respect..."

Il est étonnant de voir la sollicitude du subdélégué qui prend la précaution d'éviter à Pierre Constant les interrogatoires réputés "musclés" du concierge des prisons royales. Une recherche dans les Archives Départementales de Privat confirme bien la réputation de cruauté du concierge, mais l'image qu'y a laissé le sieur Blachère n'est pas non plus empreinte de sollicitude et de compassion envers les contrevenants à la loi. Qu'a bien pu lui raconter Pierre Constant pour l'attendrir à ce point, alors qu'il était clairement en infraction ? La seule explication valable reste la pression populaire qui aurait fait pencher la balance de la justice en faveur de l'apothicaire. Plus étonnante encore est l'attitude du baron de Breteuil, l'intendant de la maison royale, qui reprend à son compte la sollicitude de Blachère et obtient la libération de Chiariny.

Nous avons pu retrouver deux lettres du baron de Breteuil, écrites à Versailles, la première, datée du 16 décembre 1787, est adressée à l'intendant du Languedoc :

"Monsieur, j'ai vu par l'interrogatoire que votre subdélégué à Aubenas a fait subir audit Chiariny qu'il méritait à tous égards d'être puni pour s'être permis d'annoncer faussement dans un imprimé que son remède était autorisé par le gouvernement, qu'il avait l'approbation de la société royale de médecine et de l'académie des sciences et qu'il était pensionné du roi et de M. le prince de Conty. Mais je crois que ce particulier est assez puni et je vous envoie un ordre de sa majesté pour le faire sortir de prison. Vous voudrez bien au moment où sa liberté lui sera rendue lui faire faire une forte réprimande et lui enjoindre de ne plus récidiver en le faisant néanmoins prévenir que s'il entend continuer la vente de son remède il faut avant tout qu'il se soumette à l'examen de la société royale de médecine et qu'il obtienne un brevet du roi qui lui en permette la distribution. Quant aux différentes lettres que vous m'avez adressées des sieurs Perrin et Marin, je vais tâcher d'éclaircir la conduite de ces deux particuliers et savoir s'il est vrai qu'ils ont fait des démarches et remis une somme de 66 livres au secrétaire et au domestique de M. Vicq d'Azir...

Le 19 décembre, Pierre Constant quitte donc la prison de Villeneuve et son cruel concierge et reprend la route vers Montpellier. Blachère envoie de suite à l'intendant ses conclusions sur l'affaire :

"Le sieur Chiariny a été mis en liberté en vertu des ordres du roi que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser ce 16 décembre. Ce particulier s'est de suite rendu à Montpellier. Il m'a envoyé sa situation et la misère où il est réduit par la cessation de son travail. Il a avec lui sa mère, sa sœur, sa femme et cinq enfants qui vivaient de la vente journalière de son eau végétale. Il joignait à cette distribution une troupe de danseurs de cordes dont il a été obligé de renvoyer la plus grande partie. S'il obtient le privilège de la distribution de ses remèdes, la patente qu'il pourra exhiber au public fixera et arrêtera les passants et fera valoir le débit.

Cet homme s'est bien comporté dans tous les endroits où il s'est arrêté. Il m'a remis les certificats des consuls des différentes villes de cette province. Celui des officiers municipaux d'Alès fait mention que ses remèdes ont été approuvés far les médecins, chirurgiens, apothicaires de cette ville. Les médecins d'Aubenas au nombre de cinq attestent qu'il est de leur connaissance que plusieurs personnes se sont servies avec succès de son élixir végétal. J'ai l'honneur de joindre ici les différentes attestations ainsi que la formule de cette essence avec les drogues qui entrent dans sa composition. L'état de souffrance où sont cet homme et sa famille m'ont touché de compassion, je n'ai pu refuser à ses instances d'implorer auprès de vos bontés pour lui accorder un brevet qui lui permette de distribuer son élixir, après l'examen qui sera fait de sa préparation et de sa composition. Il est d'autant plus digne de cette grâce qu'il est évident qu'il a été indignement trompé par ses commettants qui ont abusé de sa bonne foi en lui marquant que le brevet qu’il sollicitait avait été accordé et qu’il pouvait en toute confiance continuer la distribution de son remède.... "

Non content d'avoir obtenu la libération de Chiariny, Blachère sollicite l'intervention de l'intendant pour que son protégé reçoive le brevet convoité et l'autorisation du médecin royal Vicq d'Azir. Le plus étonnant c'est que la démarche a été fructueuse, ce qui pose bien des problèmes historiques. Comment donc le chevalier Chiariny, humble apothicaire ambulant se définissant lui-même comme un baladin, obtient des protections de cette importance. Il est rare en effet qu'un intendant de la maison royale s'attache personnellement à la libération d'un prisonnier de si basse condition et encore plus qu'il s'immisce dans une affaire concernant l'Académie des Sciences.

La conclusion de l'affaire a disparu des archives mais nous avons une deuxième lettre du Baron de Breteuil en date du 31 janvier 1788, toujours écrite à Versailles, et qui confirme bien ses démarches pour faire obtenir le brevet royal permettant la vente en public de l'élixir Chiariny : "...J'ai reçu toutes les pièces qui vous ont été remises par le sieur Chiariny pour les transmettre à M. Vicq d'Azir... Lorsqu'il m'aura instruit du rapport du commissaire qui sera nommé par la Société de Médecine, j'aurai soin de vous en faire part..."

Il n'est pas étonnant que les autorités locales aient souvent été surprises et mises en alerte, en entendant cités les noms illustres du prince de Conty, du baron de Breteuil, du secrétaire Vicq d'Azyr ... Trop de grandeur incite à soupçonner l'arnaque !

En attendant, Pierre Constant se retrouve dans une position délicate. Ces trois semaines d'incarcération à Villeneuve ont fait fondre le peu qu'il restait de ses modestes économies. Si le chevalier apothicaire fait mine de mener grand train et se permet d'être généreux avec ses clients peu fortunés, il vit au jour le jour. Les 600 livres qu'il a versées à Pétrin pour obtenir son brevet sont perdues à jamais. Les affiches qu'il a faites imprimer ne sont même plus bonnes à emballer les pastilles vermifuges, et les Vidalenche, Casaretti et consorts se sont prudemment éloignés de lui. Pendant les trois semaines d'incarcération, il a dû payer l'aubergiste Matignon qui logeait toute sa famille.

C'est sans doute de cette période que date l'idée d'ouvrir des succursales stables dans divers centres urbains importants et qui évitent le désagrément d'être sans cesse obligé de justifier de sa bonne foi et de ses qualités d'apothicaire.

 

Par J.F. Aupetitgendre

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