La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini - 2ème partie/8
   07/08/2023
La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini - 2ème partie/8

La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini

 

2ème partie/8

 

Les débuts de Pierre Constant Chiariny

 

L’origine de la famille Chiariny reste à ce jour assez obscure. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, la mode est à l'Italie et de nombreuses personnalités artistiques, scientifiques ou politiques s'installent en France. Le commerce entre les deux pays est très intense et les marchands génois ou vénitiens introduisent de nouveaux produits : Les orangers pour les jardins, avec les grands vases de type florentins qui sont copiés par les potiers d'Anduze, mais aussi les remèdes comme celui du romain Cipriotti.

Le patronyme Chiariny (étymologiquement, celui qui a le teint clair) est fortement implanté dans la région de Gênes. Parmi les plus célèbres d'entre eux, une famille de banquistes (de bateleurs) fut connue en France dès 1580 comme danseurs de corde et marionnettistes.

Au XVIII"" siècle, ils sont représentés dans toute l'Europe et on les retrouve au Riding School en Angleterre, dans le cirque d'Astley et Franconi, boulevard du Temple à Paris, fondateurs de l'école de mime de Vienne, puis de Prague.

Notre pharmacien Chiariny était-il parent avec ceux de Gênes ou s'est-il servi de la mode italienne pour composer son personnage ? Pour le savoir, il eut fallu pousser les recherches jusqu'au pays transalpin, ce qui ne nous a pas été possible. Mais les corrélations que l'on peut faire sont si nombreuses que l'hypothèse est vraisemblable.

Pierre Constant Chiariny est né à Joinville-en-Champagne, en 1754, fils de Jean-François Chiariny, maître chirurgien, et de Françoise Marie Catherine Delfrance dite Martelli. Nous ne savons rien de l'origine des parents sinon que le chirurgien est inventeur d'un remède qui fait des miracles et que sa femme est pourvue de ce sobriquet dont la consonance laisse préjuger d'un attachement quelconque à l'Italie. On sait seulement que le couple a eu au moins cinq enfants et qu'il était en déplacement constant. Nous n'avons pu trouver la trace des trois premiers garçons dont deux se sont établis en Angleterre. La petite dernière, Claudine Marianne est née à Nantes en 1766. Nous retrouverons la famille en avril 1770 grâce au brevet qu'elle obtient de la cour du roi, l'autorisant à commercialiser son élixir pour une durée de trois ans dans tout le royaume de France. Jean François Chiariny se déplace à travers la France avec femme et enfants sans problèmes apparents. Il ne semble pas que le brevet royal ait été renouvelé mais on continue à l'exploiter. Tant qu'il n'y a pas de plaintes, le commerce de l'élixir est toléré. La famille change suffisamment souvent de lieux pour ne pas faire d'ombre aux apothicaires locaux et le produit est inoffensif.

Ce fameux produit est un composé assez simple contenant :

- De l’essence d'aspic  (grande lavande sauvage),

- de l'essence de menthe,

- de l'essence de lavande,

- de l'essence de romarin,

- du bromure de potassium,

- de l'alcool pour diluer le tout

- du caramel de sucre candi pour colorer et donner un goût plus agréable,

- de l'eau distillée.

N'importe quel apothicaire aurait pu inventer ce produit puisque chacun de ses éléments est parfaitement connu. La recette est pourtant tenue secrète et circule dans la famille depuis près d'un siècle. Sans doute les proportions et le mode de préparation sont plus complexes qu'il n'y paraît mais vraisemblablement, le but principal de cette appellation de remède secret est commercial. Un produit courant n'aurait pas attiré les foules, et la confiance n'eut pas été accordée à un guérisseur porteur d'une vulgaire recette de cuisine.

En avril 1776, la famille fait étape dans la ville de Nîmes. Sur la place de la cathédrale, Jean-François monte son théâtre et propose son élixir. Près de lui un musicien ambulant attire un grand public. Ce François Vidalenche est accompagné de sa fille Marianne et, si le père Chiariny regarde d'un mauvais œil ce concurrent bruyant qui accapare les badauds, Pierre

Constant, le fils, remarque aussitôt Marianne. La jeune fille a tout juste seize ans mais elle est vive et alerte. Ce qui devait arriver, arriva, comme dans les meilleurs romans.

Le 14 mai 1776, dans la paroisse de Saint-Castor, Pierre Constant épouse Marianne Vidalenche pour le meilleur et pour le pire. Le curé note dans l'acte que Pierre Constant est "opérateur, depuis peu dans la ville et comme en passant avec ses père et mère. " Ce commentaire est une façon élégante de dire que les Chiariny étaient nomades, sans domicile fixe. En tout autre cas on aurait noté natif de... résidant à... originaire de...

Les deux familles étant unies par les liens du mariage, il eut été stupide de ne pas la compléter par une union commerciale. Jean-François a constaté les qualités musicales du beau-père Vidalenche, lequel trouve dans la famille d'apothicaire un tréteau permanent fort intéressant. La troupe ainsi complétée peut reprendre sa route. On les perd pendant quelques années durant lesquelles il ne semble pas y avoir eu d'événements particuliers.

En 1780, Françoise Delfrance, femme de Jean François, lasse de ces déplacements continuels, décide de s'installer à Nîmes en compagnie de sa fille et de Jeanne Trorebas, la belle-mère de Marianne. Les femmes s'installent dans la rue de l'enclos Rey près des casernes pendant que les hommes poursuivent leur interminable route. A cette même époque, arrive en ville un certain Laurent Cazaretti, dentiste de son état, qui acquiert vite une bonne notoriété. Cet homme de trente ans, originaire de Gênes, opère avec succès sur la place de la cathédrale, les jours de marchés.

Jean François Chiariny, faisant souvent étape à Nîmes, ne pouvait pas ne pas rencontrer rapidement ce Génois entreprenant et fraterniser avec lui. Est-ce dans la maison de l'enclos Rey ou un jour de marché que Laurent rencontra Claudine, la fille de l'apothicaire ambulant ? L'histoire ne nous le dit pas mais ce qu'il y a de sûr c'est que le 22 octobre 1783, les deux jeunes gens se présentent à l'église Saint-Charles pour se déclarer mari et femme. Laurent a alors 32 ans et Claudine 16 ans et demi. Le contrat de mariage devant maître Novy est signé dans la maison d'André Contigny avec pour témoin Louis Rossi, tous deux  chirurgiens dentistes résidant à Nîmes.

A partir de ce mariage, le destin de la famille Chiariny est scellé. L'union entre les professions d'apothicaire, d'arracheur de dents et de saltimbanque est consommée et va durer plus d'un

siècle. Qui de ces personnages a été le véritable metteur en scène du spectacle Chiariny : L'inventeur de l'élixir, le dentiste Génois, le musicien Vidalenche ? Après tout, peu importe puisque c'est sûrement une œuvre commune.

Quelques rares textes nous sont restés qui décrivent la troupe Chiariny. Le Marquis de La Fare écrit dans son livre de poèmes "Las Castagnadas'" :

"Et sus aequo, mous bons Moussous

"Joque que brandarès la vèsto

"Et me coupurès uno vèsto

"Dé blagur et dé Chiarini

"Quan vous diraï per me fini

"Que Gardou qu 'aves tan vis coure

"S'engendro soulo aquelo touré...

 (Et là, mes bons messieurs, Vous branlerez la tête d'incrédulité, Vous me taillerez une veste, De blagueur et de Chiarini, Quand je vous dirai à la fin, Que le Gardon que vous avez tant vu courir, S'engendre tout seul près de la tour).

Cette citation laconique est heureusement accompagnée d'une note dans laquelle le Marquis explique au lecteur qui est le personnage cité comme un blagueur invétéré :

« Charlatan de joyeuse et bienveillante mémoire, qui fut aimé, qui est encore regretté du populaire, dans ces contrées qu'il exploita près de cinquante ans, beau-frère du célèbre empirique Cazaretti, Chiarini devint son continuateur dans la recette d’un vermifuge dont le mérite ne fut point contesté et qui porte encore le nom d'Elixir-Chiarini. »

Tout son savoir consistait, ci peu près, dans la fabrication de ce topique. Sa distribution eut une immense vogue, sous le consulat et dans les premières années de l'Empire. C'était alors le beau temps de Chiarini. Il fallait le voir, monté sur une fort belle calèche, entouré de laquais de toutes couleurs, escorté de quinze, vingt, jusqu'à trente musiciens à cheval qui lui formaient une fanfare très bruyante. Leur livrée était extrêmement riche et ils en changeaient jusqu'à trois fois par jour.

Il fallait le voir le dimanche, au sortir de la grand'messe, parader sur la place Saint-Jean, étaler, faire chatoyer au soleil ses innombrables bijoux, tirer une montre à répétition pour la monter au coup de midi et la faire sonner ; en tirer une seconde plus riche encore, puis une troisième enrichie de diamants, sur sa vaste tabatière d'or ; une dernière enfin servant de chaton à une bague. Il fallait le voir dans son costume ancien régime,  avec manchettes et jabot de point, sous sa coiffure oiseau royal, terminée par une bourse : Toutes choses qui allaient avec sa physionomie digne et de bonne humeur.

Il fallait l'entendre empiler, phrase par phrase, les hâbleries hyperboliques de son dictionnaire. Il était peu lettré, et malgré son grand usage de la parole en public, son éloquence se formulait en français fort équivoque parfois. Mais il était si franc, si naïf dans cet emploi de l'hyperbole ; il y avait tant de bonne foi dans son pathos empirique, qu'on aurait juré qu'il croyait lui-même à tout ce qu'il disait.

Je n 'oublierai jamais le regard circulaire et paterne qu'il promenait sur la foule avant de parler et qu'il accompagnait d'ordinaire de l'introduction suivante : Eh bien! oui, mes enfants, vous le revoyez encore une fois ce bon papa Chiarini ! Vous l'avez attendu longtemps, n 'est-ce pas ? Que voulez-vous ? Il a été appelé par le roi de... par le prince de.....Ses bienfaits, comme ceux du soleil, doivent s'étendre sur tous ; mais il savait que vos enfants souffrent, qu'ils languissent, qu'ils se meurent. Et il a tout quitté pour vous les conserver.

Un jour qu'il se trouvait en verve plus ascendante encore que de coutume, il avait étalé sur le devant de sa calèche ses mille façons remplis de vers de toute espèce, et faisant le détail de leurs noms, de leur siège, des maladies particulières que chacun engendre, des sujets auxquels il les avait, disait-il, enlevé lui-même ; enfin, s'échauffant progressivement au feu de ses propres paroles, la figure resplendissante d'enthousiasme, il termina brusquement par cette péroraison vraiment naïve dans sa bouche et qui le peint tout entier d'un seul trait : Non, mes enfants, Dieu ne multiplie pas ses phénomènes : Il n 'y a qu'un soleil, qu'un Napoléon et qu'un Chiarini !

Eh bien ! Personne ne riait autour de lui... "

Dans son livre, "Maladie, Médecine et Pharmacopée populaire d'hier", G. Paysan  nous donne quelques détails supplémentaires :

" Les Chiarini, qui habitaient Alès, furent bien connus dans notre région, où ils fréquentèrent les foires depuis la fin du XVIIIème jusqu'au début de celui-ci. Habillés de magnifiques costumes de cour d'Ancien Régime, escortés par la fanfare bruyante de musiciens à cheval, ils se présentaient dans une calèche, entourés de deux laquais vêtus de riches livrées. Les chalands étaient attirés par leur faconde, leurs belles paroles, et ils extrayaient adroitement les dents cariées aux sons des instruments de cuivre qui couvraient les cris de douleur des patients.

Ils joignaient à leur état d'arracheurs de dents relui de vendeurs de remèdes. Un de leurs médicaments, l’élixir Chiarini, après avoir été fabriqué à Alès, puis à Nîmes, est maintenant la propriété d'un laboratoire de Marseille. Vanté comme un désinfectant intestinal et un calmant du système nerveux, cet élixir est une teinture surtout composée d'extraits végétaux, toujours vendu en pharmacie, que l'on emploie contre les vers intestinaux et le nervosisme infantile.

C'est une arracheuse qui termina la lignée. Cette Mme Chiarini fut présente régulièrement à toutes les foires d'Uzège et du Vivarais méridional au début du XXème siècle. Elle n avait plus pour équipage que 2 ou 3 enfants du pays qu'elle engageait en échange de quelques sous pour battre le tambour. Elle était servie par un boniment facile, une répartie vive et connaissait tous les trucs du métier. C'est ainsi qu'elle faisait prendre à chaque patient pour se rincer la bouche le contenu blanchâtre d'un flacon qu’il devait recracher dans un large plat d'étain. Elle cherchait alors activement des yeux, saisissait quelque chose, et s'écriait en patois : " Tient le

voilà le ver qui te rongeait la dent ! Chaque flacon contenait en fait un germe de gain de blé qui imitait le ver à la perfection. "

Enfin, Albin Mazon dans Voyage fantaisiste et sérieux à travers l'Ardêche et la Haute Loire, publié au Puy en 1894, nous apprend qu'ils rayonnaient jusque dans le Velay : "C'était en 1830, ils firent l'admiration de tout le monde. On vit apparaître les charlatans Chiarini qui malgré des chemins affreux, trouvaient le moyen de faire pénétrer jusque sur la place du temple (à Burzet, Haute Loire) leurs grandes voilures à deux chevaux qui leur servaient d'auberge. Ces honnêtes industriels qui exploitaient aussi le Gévaudan et le Velay, arrachaient les dents, montraient un squelette, des bocaux remplis de vers énormes ou autres produits morbides du corps humain. Ils ne voyageaient "que pour soulager l'humanité souffrante". Nous n'avons pas besoin d'argent : Voyez plutôt ! disaient-ils, et ils étalaient des sacs ou des assiettes d'écus. Puis, en avant la musique ! Et en définitive, ils faisaient avec la vente de leurs fioles, de leurs onguents et de leurs compresses d'assez bonnes recettes pour le temps, puisqu’ils étaient propriétaires d'immeubles à Nîmes. "

Ces textes sont fort intéressants quant à l'ambiance et aux souvenirs que laissait la troupe Chiariny sur son passage. Les précisions historiques sur l'origine de la famille, son lieu d'habitation et de production que donne le très sérieux historien G.Paysan sont plus que suspectes. Il a éprouvé le besoin de les localiser à Alès, Nîmes puis Marseille sans doute ne supportant pas cette "nomadité" qui complique tant le travail du chercheur ! Quant aux immeubles de Nîmes dont Pierre Constant aurait été propriétaire, cela relève de la mythologie. On n'en trouve aucune trace dans la succession de notre apothicaire qui n'a laissé à sa femme et à ses enfants que quelques meubles, quelques effets et une petite somme d'argent.

Nous reprendrons donc l'histoire de celte étonnante famille puisque les témoins de l'époque n'en ont retenu que le côté folklorique. Rappelons-nous que la profession d'apothicaire a été sérieusement réglementée par le roi le 25 avril 1777. Logiquement, la vente de remèdes  secrets  sur  les  places  publiques est soumise à une autorisation de la faculté de médecine et du Grand Prévôt de France. Le brevet de Pierre Constant qui n'a pas été renouvelé depuis 1773 n'a donc aucune valeur juridique et c'est en pleine illégalité que la famille exerce sa profession, jouant sur une reconduction tacite que rien ne prouve.

te situation oblige les Chiariny à

Cette situation oblige les Chiariny à une prudence extrême et à une grande mobilité ce qui ne fait pas notre affaire car la discrétion et le mouvement sont les pires ennemis de l’historien. Heureusement, la famille commit une erreur tactique en 1787 ce qui nous permettra de la retrouver.....

Par J.F. Aupetitgendre

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