La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini 1ère partie/8
   28/07/2023
La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini  1ère partie/8

La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini

1ère partie/8

 

En lisant des vieux papiers aux Archives départementales, une note attira mon attention.

Au Vigan, le 24 novembre 1787, le subdélégué de l'intendant du Languedoc fait une étrange demande au premier consul de la ville :

"Monsieur, j'étais chargé par M. I’intendant, de faire la recherche la plus exacte d'un particulier appelé le chevalier de Chiariny, qui fait distribuer, sous de fausses autorités, un remède prétendu spiritueux dit tropique universel. On croit qu'il est actuellement en Languedoc. Si par hasard il venait dans votre ville je vous prie de m'en donner avis sur le champ et de tenir la chose secrète afin que cet homme ne puisse pas savoir que le gouvernement a les yeux ouverts sur lui."

Cette missive du subdélégué est restée consignée dans les archives de l'intendance, sans autre commentaire, sans antécédents ni conclusion. Un archiviste du début du siècle a noté en marge du registre que "l'élixir Chiariny se vend encore dans les rues de Nîmes".

Voilà ce qui mit mon instinct de chasseur en éveil. Qui était donc ce faux apothicaire ou faux chevalier qui intrigua tant le subdélégué et motiva cet avis de recherche lancé dans le plus grand secret ? Les érudits locaux interrogés semblent tout ignorer de ce personnage et mes premières recherches restèrent vaines pendant longtemps. L'incident n'a semble-t-il laissé aucune trace écrite autre que la lettre du subdélégué.

Je commençais à croire qu'il s'agissait d'un minable petit escroc local vendant un pseudo élixir de jouvence, un camelot sans envergure s'intitulant docteur, comme on en voyait tant dans les foires et marchés du XVIIIème siècle. Or, en fouinant dans quelques ; vieux journaux à la recherche d'un tout autre sujet, je tombai par hasard sur un entrefilet de l'Echo des Cévennes du samedi 27 avril 1878 :

"La famille Chiariny, bien connue dans nos contrées ou depuis bien longtemps déjà, de père en fils, elle répand son excellent remède "Elixir, baume et vermifuge", a perdu samedi dernier un ses membres, M. Louis-Henri, décédé au Vigan, et dont les obsèques ont eu lieu le lendemain dimanche, au milieu d'une foule très considérable qui avait tenu à manifester à cette famille son estime et sa sympathie pour le malheur qui venait de l'atteindre.

Trois circonstances bien remarquables, qui semblent appartenir au roman, se lient à l'existence de M. Louis-Henri Chiariny. Il était né au Vigan, le 16 avril 1835 pendant l'un des voyages annuels de ses parents qui demeuraient à Nîmes ; il y avait  rencontré, en 1859, Mademoiselle Annella Arlicelli avec laquelle il s'est marié ; et il est venu y mourir, pendant une de ses visites ordinaires, entouré des soins de sa femme et de ses enfants, le 20 avril 1878. "

Mon instinct de chasseur d'histoires ne s'était donc pas trompé puisque, 91 ans après la demande de recherche du subdélégué, la famille Chiariny réapparaissait dans les journaux, associée à son fameux élixir. En plus, le journaliste parlait de roman, annonçait une notoriété locale incontestable, décrivait une foule considérable venue honorer la famille. Par curiosité, j'entrai dans la première pharmacie nîmoise venue, et demandai si l'élixir Chiariny était resté dans leur mémoire. Quelle ne fut pas ma surprise quand le pharmacien m'apporta une boite de ce précieux breuvage et en sortit une notice à l'effigie du fameux Chevalier ! Voilà qui prolongeait bigrement la longévité de l'héritage Chiariny.

Dans la boite d élixir la notice donne des indications médicales mais aussi historiques. Sous le portrait de Pierre Clément Chiariny, pharmacien de l'Enclos Rey à Nîmes, est reproduit un extrait de lettre dont voici le texte :

De par le Roy

A tous ceux qui ces présentes lettres verront, Louis Déboucher, Chevalier Marquis de Souches et du Bellay, Comte de Montsoreau, Seigneur de la Coutancière et Duvauzelle, Germainville et autres lieux, Lieutenant général des armées du Roi, Conseiller d'Etal, Prévôt de l'Hostel de sa majesté et Grand Prévôt de France, faisons savoir que la requête à nous présentée par le Sieur Chiariny tendant à fin d'enregistrement au greffe de cette cour du brevet à lui accordée est renouvelé par Monsieur Sanac, Conseiller ordinaire du Roi et Conseiller d'Etat, ce privé médecin de sa majesté, pour la composition, vente et distribution, par tout le Royaume d'un élixir...

Donné par nous Albert Laurent de la Brosse, Ecuyer Conseiller du Roi, Lieutenant général civil, criminel et de police de la Prévosté de l'Hostel de Paris, le Roi étant à Versailles le 3 avril 1770.

Il était donc temps de sortir de l'ombre l'apothicaire génial qui obligea le gouvernement à "garder sur lui les yeux ouverts" et dont le produit s'est vendu 231 ans après sa mise sur le marché. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet et pour

mieux comprendre le personnage, il est bon de jeter un œil sur le contexte historique et sur les professions médicales en cette fin du XVIIIème siècle.

Chargés de préparer et de vendre les remèdes ordonnés par les médecins, les apothicaires faisaient partie du corps des épiciers, c'est-à-dire du second des six corps des marchands. (Le mot lui-même vient du grec apothiki qui signifie boutique). L'exercice de cette profession réclamait, en théorie, une bonne connaissance de la grammaire, du latin, des simples et du calcul des poids. Après avoir fait quatre ans d'apprentissage chez un maître et servi six ans à ses côtés, l'élève pouvait ouvrir sa propre officine. Dans les grandes villes qui possédaient une faculté de médecine digne de ce nom (Paris, Toulouse, Lyon), l'aspirant apothicaire devait même passer plusieurs examens devant ses pairs : Un examen de culture générale, un "acte des herbes" et un examen pratique portant sur la préparation de cinq compositions complexes.

On comprend que les apothicaires aient toujours été tentés de se démarquer des marchands épiciers qui ne font qu'acheter et revendre des herbes, des aromates et des épices, sans rien connaître de leurs vertus ou de leurs dangers. Forts de leur savoir scientifique, ils rêvent de se hisser au rang des médecins et prennent des libertés avec les règlements. Sous prétexte de vérifier l'efficacité de leurs remèdes, ils n'hésitent pas à se déplacer chez le client, à lui donner moult conseils de santé et d'hygiène, parfois même à proposer eux-mêmes le remède de leur invention. Un contrôle sévère s'est donc mis en place progressivement, pour que chacun reste dans son rôle et dans sa fonction.

Jusqu'à la Révolution, chaque corporation tente d'asseoir un monopole sur une pratique particulière et d'éliminer ainsi les concurrents déloyaux. A partir du 25 avril 1777, les apothicaires ne peuvent plus faire commerce d'épices, et les épiciers ne peuvent plus faire des préparations. Les chirurgiens barbiers sont seuls à pratiquer les saignées alors que les apothicaires peuvent poser des clystères (poires à lavement pour rafraîchir les entrailles...). Le médecin prescrit les compositions mais ne les fabrique pas, l'apothicaire les fabrique mais ne les administre pas.

Officiellement, il  existe depuis 1648, un codex dans chaque faculté de médecine mais une grande quantité de remèdes secrets sont tolérés en vertu d'une notoriété approuvée par les grands de ce monde. La découverte d'un élixir peut rapporter gros. En 1723, par exemple, l'apothicaire Garus soigne le Maréchal de Villars et la duchesse du Barry avec un remède de sa composition. Le roi lui-même en a fait usage à son grand plaisir, et lorsque Garus meurt, il s'en fait donner la composition par la veuve Garus et lui écrit en retour : "Sa majesté, en considération des effets merveilleux et extraordinaires qu’il a fait, lui promet qu'il ne serait pas mis au jour pendant qu'elle vivra et lui a donné par brevet du 21 mai 1723, une pension de 2 000 livres avec permission de vendre et débiter... "

Mais la plupart du temps, les apothicaires vendent des remèdes qu'aucune analyse sérieuse, aucun témoignage crédible n'est venu avaliser. Tant que les compositions ne se révèlent pas dangereuses pour la santé, on considère facilement qu'elles pourraient bien avoir un effet thérapeutique. Dans ces conditions, les imaginations les plus poétiques peuvent se débrider : La queue de lézard est bonne pour les suites d'amputations puisque cet animal perd son appendice sans risquer sa vie ; l'anis étoile est bon pour les articulations puisqu'il est en étoile (!) etc.

A côté de cette profession en quête de reconnaissance et d'honorabilité, la France de l'Ancien Régime était sans cesse sillonnée par des charlatans, marchands de drogues et potions magiques. Ces camelots s'honoraient toujours d'un titre ronflant de "docteur spagyrique", chirurgien, chimiste ou botaniste, spécialiste en "triades ou orviétan", mais en avaient rarement les capacités. Les apothicaires officiels leur faisaient une chasse aussi véhémente qu'impossible, faute de réglementation précise et de moyens de contrôle hors des grandes villes. En les qualifiant d'opérateurs, de droguistes ou d'empiriques, les officiels tentaient d'en montrer le côté mercantile et bricoleur.

Ces mots curieux ont disparu de notre vocabulaire et parfois des dictionnaires. Le triacle (ou thériaque) est un animal fabuleux issu de la cabale médicastre dont le venin avait des vertus miraculeuses. Le triaclaïre ou vendeur de triade était synonyme de charlatan, de saltimbanque, de trompeur. Pourtant la faculté de pharmacie de Montpellier a préparé un produit de ce nom jusqu'à une époque récente. Il s'agissait d'une composition complexe de plus de cinquante produits broyés, cuits, tamisés, séchés plusieurs années puis re-dilués. La thériaque soignait mille maux et combattait efficacement tous les poisons.

Les charlatans vendaient dans les rues la thériaque du pauvre, composée de trois ou quatre éléments seulement (en général du genévrier, du miel et du vin de grenache).

L’orviétan était un "électuaire" (c'est-à-dire une préparation de consistance molle formée de poudres mélangées à du miel, des sirops et des pulpes végétales). Inventé par Contugi, un charlatan d'Orvieto en Italie, il connut un grand succès au XVIIème siècle. Cette préparation contenait 27 substances dont « l'extrait de vipère garnie de son cœur et de son foie ».

La médecine spagyrique s'appelle aujourd'hui phytothérapie. Inventée par le médecin suisse Paracelse, elle avait pour base l'idée alchimiste des correspondances entre les différentes parties du corps humain et celles de l'univers. Ses théories lui valurent de nombreux ennemis parmi ses pairs, une vie d’errance et une mort plus que suspecte en 1541...

Les drogues et remèdes miracles que de nombreux charlatans proposaient sur les routes échappaient la plupart du temps à tout contrôle de la faculté. Le bonimenteur vendait ses recettes sur les places publiques, sur les champs de foire, aux carrefours des rues où s'attroupe la foule, sa rhétorique usant de tous les moyens possibles pour retenir, amuser et persuader enfin le chaland. Cette pratique était largement tolérée à condition que l'apothicaire ambulant ne fasse pas d'ombre à son confrère installé dans l'officine voisine, qu'il reste dans la décence recommandée par la morale et ne laisse entrevoir aucun pouvoir que l'Eglise pourrait assimiler à de la sorcellerie.

Tout le monde sait que la plupart des remèdes vendus dans les foires sont d'inoffensives poudres de "perlinpinpin" mais dans l'état des connaissances scientifiques, le monde est prêt à écouter n'importe quel discours et à croire n'importe quel boniment pour soulager un mal de dent, un accès de goutte, une blessure qui s'infecte. Et puis, ces charlatans ne vendent pas qu'un vague espoir de guérison ; ils amusent le public. Enfileurs de sornettes, faiseurs de tours de passe-passe, musiciens ou jongleurs, ils font sur les places un véritable tapage. Ils sont souvent accompagnés d'un "Marocain", un négrillon postiche qui leur sert de valet.

Au bruit du tambour ou de la trompette, une foule de servantes et laquais, de crocheteurs et d'écoliers, de porteurs d'eau et petits boutiquiers, d'archers et de bourgeois, se pressent devant le "théâtre", l'échafaud ou le cabriolet qui sert de magasin. Certains opérateurs sont ainsi restés célèbres dans tout le royaume. Le gros Thomas arrachait les dents sur un pont de Paris. Il faisait agenouiller son patient et le soulevait de terre jusqu'à ce que la dent cède. Sa taille gigantesque et sa force incroyable lui permettaient de "soigner" n'importe quel quidam. Monté sur un char d'acier, la tête relevée et coiffée d'un panache éclatant, la voix mâle et puissante, il attirait le tout Paris et les médecins fuyaient le long des trottoirs, consternés et jaloux de son succès.

Il Signore Hyeronimo avait fait ériger un théâtre dans la cour du Palais Royal. Il avait avec lui quatre excellents violonistes et un insigne bouffon nommé Galinette la Galina qui faisait mille singeries, tours de souplesse et bouffonneries. Pour prouver l'efficacité de son onguent, il n'hésitait pas à se brûler publiquement les mains au-dessus d'un flambeau, jusqu'à les rendre couvertes d'ampoules. Il se faisait appliquer ensuite son remède qui le guérissait en deux heures au grand étonnement du public. Hyeronimo avait découvert une eau artificielle additionnée d'acide picrique qui avait la propriété de couvrir la peau de pustules sans que l'épiderme en soit pour autant affecté. Avant de monter sur son théâtre il s'en enduisait les mains ce qui lui permettait de se protéger de la flamme. Deux heures après, il se lavait les mains et pouvait les exhiber devant les yeux ébahis des badauds. On dit qu'il se retira à la fin de sa vie, avec une rente de plusieurs dizaines de milliers de francs !

Mais revenons à notre histoire locale puisque c'est le sens de notre revue. A Nîmes, les apothicaires se sont regroupés autour de la cathédrale, rue de l'Espisserie. du Clocher et de la Lombarderie. Ils sont riches et n'ont jamais l'humiliation d'être confinés dans la troisième échelle, celle des épiciers. Leur confrérie est ancienne puisqu'elle a été fondée le 11 mai 1491, sous le vocable de Sainte Madeleine, la femme qui parfuma les pieds du Christ. Ce patronage est logique puisqu'ils fabriquent aussi de la parfumerie et des cosmétiques pour réparer les outrages du temps, au grand dam du consistoire qui ne négligera au XVIIème siècle, aucun moyen d'empêcher ce scandaleux commerce !

Au XVIIIème siècle, les préparateurs de produits miracles prolifèrent dans la région.

Certains sont restés célèbres tels que la demoiselle Bouguer de Montpellier qui vendait sa composition à Nîmes chez l'apothicaire David Planchut, le maître Boyer qui, muni d'un certificat du 25 août 1726 établi par les médecins nîmois, vendait son remède à la foire de Beaucaire. François Cipriotty, opérateur né à Rome en 1716, bénéficiait d'un privilège du roi, et son produit fut longtemps vendu par sa veuve à Nîmes, sous le nom d'opiat fébrifuge...

Avant de clore ce préambule, je ne résiste pas à vous donner la recette écrite au XVIIIème siècle par un apothicaire Nîmois pour "calmer les douleurs violentes et souvent insupportables que les hémorroïdes causent à son patient " :

"Prenez six poignées de linaire ou lin sauvage de celle qu'on appelle linaire vulgaire jaune à grande fleur. Coupez les fort menu et les faites bouillir à petits bouillons dans une livre d'huile d'olive pendant une demi-heure. Avec un demi septier de vin blanc, coulez la liqueur et en séparer le marc de cette plante. Remettez l'huile dans le même pot et y jetez six autres poignées de la même plante que vous ferez encore bouillir jusqu'à l'entière consomption du vin. Après quoi, on jettera dans le pot deux onces de cloportes vifs, une douzaine d'escargots aussi vifs, une douzaine de vers de terre vifs et coupés menu. On ajoute à cette composition quatre jaunes d'œufs durcis et exactement délayés dans l'huile et enfin, une suffisante quantité de cire neuve pour donner une consistance d'onguent. On peut mêler dans cet onguent dix à douze grains de laudanum sur chaque once. On dissoudra le laudanum dans une demi cuillerée d'eau simple... "

Outre les plantes, les minéraux et sels divers qui composent ces recettes, on utilisait de la mâchoire de brochet calcinée, de l'huile de crapaud, de la fiente de chèvre pulvérisée, des \ eux d'écrevisse, du sirop de vipère, du venin de scorpion, de la peau de scolopendre recueillie au printemps... Le mieux était encore de n'être point malade.

C'est dans ce contexte d'incompétence généralisée et de querelles corporatistes qu'apparaît dans nos régions le fameux chevalier de Chiariny, pharmacien privilégié du roi et inventeur de l'élixir vermifuge dit "topique universel".

 

 

Par J.F. Aupetitgendre

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