La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini 6ème partie/8
   28/05/2024
La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini 6ème partie/8

La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini

6ème partie/8

 

Pierre Constant et le docteur Solimani

Les relations entre Pierre-Constant et le docteur Solimani sont exemplaires quant à l'ambiguïté qui entoure notre apothicaire saltimbanque. Les qualités de l’elixir Chariny semblent indéniables alors même que l'aspect folklorique du personnage pourrait en faire douter. Au début de cette recherche nous avions cru avoir affaire à un charlatan et c'est progressivement que nous avons découvert l'intérêt médical de l'élixir.

Le docteur Solimani. deux siècles avant nous, a fait la même démarche. Il commence par alerter les autorités des dangers que représente « le nommé Chiarini, soit disant pharmacien, vagabond et charlatan sans foi ni lieu, qui, précédé par des fanfares, distribue journellement des remèdes sur les places de la ville... »

Il est donc dans le camp du docteur Beaumès dont nous avons déjà lu la terrible pétition. Mais deux ans plus tard, il couvre d'éloges celui qu'il avait dénoncé.

Qui était donc ce Solimani et comment a-t-il "retourné sa veste" au profit de Chiariny ? Les mauvaises langues de l'époque disaient avec dédain, que l'un et l'autre sortaient de cette côte d'Italie que les conquêtes impériales nous avaient gagnées, et d'où ils s'étaient exilés pour chercher fortune et renommée. Solimani n'avait pourtant pas besoin de chercher une notoriété que sa famille avait déjà. Il était né à Savone en 1756, d'une noble famille dont l'arbre et le blason dressés par l'archiviste Franscesco Giuria en 1822, furent déposés au musée de Bagnols. On trouve dans ses ascendants, des médecins, des architectes, des violonistes de talent, la fondatrice d'un ordre religieux, de brillants militaires...

Laurent Solimani possédait la magnifique demeure de Paniscoule sur les bords de la Cèze, près de Bagnols. Ce savant, amoureux des arts et des sciences, avait la réputation d'être bourru. Un jour où il avait "ses lunes", il aurait renvoyé un malade venu le consulter in extremis en disant : "Vous êtes mort". Le malheureux s'en retourna atterré, et succomba peu après. En revanche, tout le monde savait qu'il sortait d'ordinaire vainqueur de ses luttes corps à corps avec la maladie.

Le docteur s'installa à Nîmes en 1804 et devint rapidement membre de l'Académie de Médecine. Ses études sur le ricin et son huile, récemment introduit dans le Gard, et sur la distillation des eaux de vie, sont restées célèbres. A la fin de sa vie, il se retira dans sa maison de Paniscoule où il reçut les plus grands savants, érudits et artistes de l'époque. Il s'éteignit

à Bagnols en 1832, à l'âge de 76 ans.

On peut donc difficilement taxer le docteur Solimani de girouette. Pourtant, après avoir traité Chiariny d'escroc dangereux, il lui délivre, le 13 Brumaire de l'an 13, le certificat suivant : "je soussigné, docteur en médecine de la faculté de Montpellier, membre de l'Athénée de Vaucluse, membre de l'Académie de Médecine de Nîmes, président du Jury médical du Gard, certifie et atteste que Mr Chiariny, pharmacien légalement reçu, a opéré à l'aide de son élixir vermifuge, un grand nombre de guérisons dans cette ville dont j'ai été le témoin oculaire et notamment celle de feu Mr Grand jean, ingénieur en chef du département du Gard, atteint depuis longtemps  du  ver ténia, lequel, après avoir réclamé mes soins conjointement à ceux du docteur Beaumés fut traité d'après nos conseils et prit en vain et sans succès les remèdes plus vantés et  les plus énergiques contre cette cruelle maladie, particulièrement le remède de Mme Nouffer et celui de Mrs Odier et Dessault, sans pouvoir obtenir nulle espèce de guérison.

Conseillé enfin de recourir au vermifuge de M. Chiariny dont déjà depuis longtemps le public appréciait les bons effets, il s'y adressa avec confiance et ce remède opéra si avantageusement et en si peu de temps qu'il lui fit rendre en moins de cinq jours, non seulement plusieurs annés de ce ver et même toute la tête, laquelle, examinée à la lentille, nous a fait découvrir deux aiguillons en crochets dont elle était armée qui constitue l'espèce la plus rare et la plus difficile à guérir.

C’est encore dans l'intention de rendre hommage à la vérité que je m'empresse d'attester d'avoir moi-même employé avec le plus grand succès, dans les circonstances les plus critiques, et surtout dans toutes les maladies des vers particulières aux enfants, où il a opéré d'une manière spécifique et par enchantement.

Je déclare enfin que M. Chiariny désirant en dernier lieu se conformer à la loi qui défend la vente de tout remède secret, m'a également confié son procédé que j'ai trouvé non seulement bon, mais parfaitement conforme aux yeux de la plus saine pratique. Il n'est pas étonnant que M. Chiariny ait mérité partout de l'approbation la plus générale dans la distribution qu'il fait de son remède, ce qui est attesté non seulement par le plus grand nombre des malades qu'il a guéri, mais par toutes les autorités locales et les personnes les plus remarquables, particulièrement par la nièce de son excellence le ministre de l'intérieur, M. Chaptal. A Nîmes le 1er Brumaire an 13."

Le témoignage du docteur Solimani est digne de foi car on sait que comptaient parmi les convives habituels de la maison Paniscoule, l'ingénieur Grand-jean et le ministre Chaptal. Il est donc clair que Chiariny n'a pas bénéficié d'une relation de "copinage" mais bien de la reconnaissance d'un médecin averti et loyal. Le docteur réitéra d'ailleurs à plusieurs reprises cette recommandation jusqu'en 1819 où il écrit de sa résidence bagnolaise que l'élixir "jouit d'une supériorité sur tous les vermifuges reconnus". Il ajoute qu'il a vu "guérir un grand nombre de malades précédemment traités par les remèdes connus... "

Il est intéressant de constater que le docteur Beaumès a traité des malades "conjointement" avec le docteur Solimani. Il a donc forcément constaté comme lui, les bons effets de l'élixir Chiariny. En revanche, on ne trouve aucune trace, aucune allusion à un quelconque revirement. Il n'est pas facile d'avouer que l'on s'est trompé. Si Solimani a fait preuve d'intelligence en reconnaissant avoir été moins bon que Chiariny dans traitement de l'ingénieur Grandjean, Beaumès est toujours resté prudemment muet.

Le témoignage de Solimani n'est pas le seul que l'on retrouve dans les archives. Je ne peux éviter de citer, parmi tant d'autres, l'attestation du maire de Sury-le-Comtal dans la Loire, en date du 4 juin 1806:

"Nous, maire de Sury, arrondissement de Montbrison, certifions et attestons que M. Chiariny a résidé momentanément dans cette commune l'espace d'un mois où il a fait une grande distribution de ses remèdes tant en élixir qu'en bol, à la satisfaction du public, et que les habitants de cette commune ne l'ont vu partir qu'avec regret.

Nous certifions en outre que plusieurs personnes de sexe différent et surtout les enfants, ont ressenti les effets surprenants de ses médicaments, qu'il a traité et guéri plusieurs pauvres gratis qui ont réclamé le secours de son art et que ses soins charitables se sont portés sur la personne de François Péry, charpentier de cette commune, attaqué depuis quatre ans d'un ver ténia, ayant réclamé les secours des médecins et chirurgiens sans avoir pu obtenir aucun succès, au contraire se voyant à la dernière extrémité.

Conseillé enfin de recourir aux vermifuges de M. Chiariny, non seulement il lui a fait rendre un ver solitaire d'une longueur prodigieuse mais encore, il lui a prodigué gratis tous ses soins en présence des personnes respectables de cette commune et notamment de M. le curé d’icelle qui en a été témoin oculaire. En foi de quoi nous avons dressé le présent certificat ".

Une des plus intéressantes recommandations est sans aucun doute celle du docteur Larrey qui fut un chirurgien réputé des hôpitaux civils et militaires de Nîmes. Cet homme austère et connu dans les milieux scientifiques pour sa grande rigueur, écrira à plusieurs reprises des lettres au préfet dans lesquelles il vante, sobrement mais avec conviction, les mérites de l'élixir et la vertu de son inventeur. Nous n'avons pas trouvé le lien qui unissait ces deux hommes aussi dissemblables que possible et pourtant, on trouve dans les rares archives de la famille, un portrait du médecin, ce qui prouve un réel attachement ou une grande reconnaissance.

Ces lettres de recommandations et certificats nous permettent d'établir approximativement l'itinéraire de Pierre Constant et de sa troupe. Comme l'indiquent les lettres de Solimani et du maire de Sury, les séjours dans une ville sont presque toujours d'un mois environ. Si les remèdes Chiariny avaient été de mauvaise qualité, il est évident que les séjours auraient été plus courts. Les charlatans n'attendaient pas que leurs clients puissent revenir se plaindre. On voit à l'inverse que Pierre Constant suit ses malades plusieurs jours, entretient avec les habitants des relations de confiance et recueille, partout où il passe, les suffrages des notables.

En revanche, on se demande bien comment il déterminait son itinéraire qui n'obéit à aucune logique géographique ou commerciale. La seule explication pour qu'il aille de Montbrison à Forcalquier, puis remonte sur Grenoble, c'est qu'on a dû le demander dans ces communes alors qu'il était sur la route. Cette réflexion rejoint celle du marquis de La Fare parlant des Alésiens qui attendaient avec impatience la venue du bon père Chiariny. Ce n'était donc pas une envolée poétique. Pierre Constant était réclamé et on le comprend si l'on songe à l'état du pauvre charpentier de Sury, prêt à rendre l'âme, et jugé incurable par le médecin et le chirurgien de la ville.

Une autre explication possible au complexe itinéraire de Pierre Constant est la nécessité de visiter régulièrement ses différents entrepôts, d'y contrôler le bon approvisionnement en herbes et la bonne préparation de l'élixir. Le temps nous a malheureusement manqué pour reconstituer l'extraordinaire réseau mis en place par Pierre Constant. Il aurait fallu passer plusieurs jours dans une trentaine de dépôts d'archives départementaux et chaque fois, chercher un minuscule indice dans des milliers de liasses manuscrites.

 

Cependant, la chance sourit parfois au chercheur entêté. Le 14 janvier 1828, Henri Marie Joseph Chiariny, fils de Pierre Constant, épouse à Nîmes la demoiselle Marie Antoinette Martin, originaire de Brandeville dans la Meuse. Lors de ce mariage, les époux déclarent la naissance d'un enfant en date du 27 août 1826, à Saint-Rémy-de-Provence.

Saint-Rémy n'étant pas très loin de Nîmes, il était intéressant de se rendre sur place pour voir si les Chiariny avaient laissé quelques traces dans cette commune ou si cette naissance avait eu lieu comme, tant d'autres, au hasard de leurs incessants déplacements. Les archives communales confirment la date et le lieu de la naissance : Henri Marie Joseph Chiariny, chirurgien dentiste domicilié à Nîmes, "se trouvant casuellement à Saint-Rémy-de-Provence", déclare que sa femme Marie Antoinette Martin a accouché, d'un fils auquel il a donné le nom de Jean-Pierre. Le couple est logé dans l'auberge de Villeverte tenue par Joseph Rousset, dans le faubourg de la ville.

Les employés municipaux, interrogés sur le sujet, ignorent tout des Chiariny mais ils m'indiquent quels sont les érudits de la ville susceptibles de renseigner le chercheur étranger. Parmi les noms cités, Mme Evelyne Duret, conservatrice du musée des Alpilles, figure en bonne place. Le musée est fermé pour des travaux d'aménagements qui doivent durer plusieurs mois, mais par l’intermédiaire de la mairie et après quelques coups de téléphone, un rendez-vous est fixé avec cette charmante conservatrice.

C'est ainsi que je me retrouve dans le fameux musée, ouvert pour moi seul, devant une huile signée Jean Roch Isnard et datée de 1876, sur laquelle apparaît une maison portant l'enseigne "Entrepôts Chiariny" ! Voilà enfin une illustration précise de l'un des nombreux dépôts que Pierre Constant avait établi dans tout le midi et dont nous avons déjà parlé. Mme Duret, qui collectionne les documents et les témoignages sur l'histoire de la ville a même rencontré et interrogé l'actuel habitant de cette maison, un certain Marcel Bonnet, dont l'arrière-grand-mère a bien connu Pierre Constant. Voici donc les souvenirs de ce témoin.

Dans cette fameuse maison qui jouxte la chapelle Notre Dame de la Pitié, ses ancêtres tenaient une pharmacopée populaire où l'on distribuait les produits Chiariny. Madelon, l'arrière-grand-mère, fabriquait aussi des pansements et une huile rouge dont on a oublié l'usage exact. Le Pape Pierron allait régulièrement dans les Alpilles chercher les herbes qui servaient au docteur Chiariny pour la fabrication de son élixir. Un article de l'Echo des Alpilles de 1866, indique que Pierre Ripert a obtenu une mention honorable à l'exposition régionale pour ses plantes médicinales. La Mamé Madelon avait sur sa cheminée des araignées, des scorpions trempant dans des bocaux d'alcool, des tas de petits flacons contenant des remèdes de bonne femme. Elle savait soigner les plaies, écorchures et brûlures dans tout le quartier.

Le quartier de Notre Dame de la Pitié était pauvre à l'époque. L'absence d'eau et la vétusté des habitations en faisait un lieu réservé aux petites gens, à la classe intermédiaire, ni paysanne ni ouvrière.

Les gens qui vivaient là étaient des bouscatiers qui allaient couper le bois pour les boulangers, des ramasseurs de champignons et d'escargots, des travailleurs journaliers...

J'imagine que la venue de la troupe Chiariny dans un tel décor devait être attendue avec beaucoup de fièvre. Il est d'ailleurs curieux de constater que M. Marcel Bonnet donne des détails qu'il n'a pu inventer et qui se sont donc transmis de génération en génération.

Pierre Constant aurait été accompagné de noirs, que l'on appelait des marocains et qui auraient fait grande impression dans le public.

C'était certainement des "négrillons postiches" comme cela se faisait souvent à cette époque,

sans doute les propres enfants des Chiariny coiffés de perruques crépues et dont on avait noirci le visage à la suie.

Il est peu probable que les habitants de Saint-Rémy, en ce début du XVIIIème siècle, aient vu de véritables nègres. L'esclavage qui a été aboli en avril 1792 par la Convention, sous l'impulsion de l'abbé Grégoire, a été rapidement rétabli par Napoléon en mai 1802 pour des raisons économiques. Tout le monde s'accommode bien de cet état de fait puisque la suppression totale de l'esclavage ne date que d'avril 1848. Chiariny est de son temps et il insiste, dans son discours, sur le fait d'avoir soigné des gens sous tous les climats. Il a dû vouloir manifester par l'exposition de négrillons, qu'il avait largement dépassé les limites du port de Marseille ! On ne peut lui en vouloir, car rares étaient ceux qui s'offusquaient de la présentation d'un nègre dans une cage de fer, comme un vulgaire singe dans un zoo. Mais revenons à l'épopée de notre Pierre Constant Chiariny. Outre le fait d'être le possesseur d'un fabuleux élixir et un excellent entrepreneur de spectacles, il a comme tout le monde une famille. Nous avons déjà rencontrer quelques uns de ses enfants et nous savons qu'ils étaient tout à la fois musiciens et professionnels de la santé. Quand Pierre Constant meurt à Nîmes le 24 septembre 1827, à l'âge de 73 ans, il laisse une belle tribu qui lui assure la continuation de son œuvre.

Par J.F. Aupetitgendre

Suite au prochain épisode...

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