La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini - 5ème partie / 8
   30/01/2024
La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini - 5ème partie / 8

La fabuleuse histoire de l’apothicaire Chiarini

 

Pierre Constant et le Préfet du Gard

 

La Révolution oblige Pierre Constant à quelques prudences de langage et à une modification de ses habitudes vestimentaires car les références à l'Ancien Régime sont vite comprises comme le témoignage d'un esprit contre révolutionnaire. En revanche la grande pagaille ambiante propre aux états transitoires va lui permettre d'exercer en toute tranquillité son commerce médicinal. Cette période de grâce va malheureusement durer peu de temps. La fièvre législative reprend vite le dessus et les professions médicales vont être réglementées.  Il est temps pour Pierre Constant de se prévaloir d'une compétence qu'il a acquise depuis son enfance auprès de son chirurgien de père et par vingt années de pratique quotidienne sur les routes de France.

 

Le 27 mars 1792, Pierre Constant obtient un diplôme de pharmacien et herboriste en bonne et due forme, délivré par les autorités de Valence. Comment a-t-il obtenu cet authentique témoignage de compétence ? Nous l'ignorons car il n'existe dans la Drôme, aucun document attestant d'un quelconque examen ou contrôle de compétence professionnelle au nom de Chiariny. Pourtant nous savons qu'il a présenté à plusieurs reprises ce diplôme aux autorités du Gard qui l'ont reconnu valable. S'il s'était agi d'un faux, un simple courrier à Valence aurait soulevé le lièvre. On peut donc considérer que Pierre Constant a réellement été reconnu pharmacien. Reste à savoir s'il a payé un fonctionnaire peu scrupuleux, s'il a réussi à convaincre le jury grâce à ses multiples recommandations réelles ou supposées, s'il a démontré des compétences suffisantes devant la commission de santé... L'absence de documents laisse le choix entre ces trois possibilités.

 

Toutefois, la corruption de fonctionnaire colle mal au personnage de Pierre Constant et la réussite à un véritable examen devant une commission de santé composée de médecins et de pharmaciens, paraît douteuse. Tous les témoignages s'accordent à dire que Pierre Constant avait un très fort accent, faisait des fautes de français, ignorait le latin. La concurrence était telle à cette époque que les examinateurs avaient plutôt tendance à la sévérité. Il est donc probable que Pierre Constant a bénéficié de la période de transition pendant laquelle on a reconnu les compétences sur présentation d'un dossier, sur les références et l'ancienneté de la pratique.

 

Tout est donc pour le mieux, la maison Chiariny est munie des autorisations permettant la fabrication et la vente de remèdes. Pour la deuxième fois cependant, Pierre Constant va manquer de prudence. Comme dans l'affaire d'Aubenas, il prend le risque de jouer au chat et à la souris avec le préfet. Tout commence par une dénonciation, suite à diverses plaintes déposées auprès du comité de santé et de salubrité qui finit par s'inquiéter de la notoriété de ce charlatan saltimbanque. Entre le voyageur et le vagabond, la nuance est vite gommée pour les notables de Nîmes qui ont pignon sur rue depuis des générations. On se méfie donc de cet apothicaire venu d'ailleurs et dont les titres sont invérifiables. L'Institut de Santé et de Salubrité de Nîmes, envoie au préfet une pétition enflammée dont voici le texte :

"Une réunion de citoyens destinée à écarter du peuple les fléaux qui semblent le menacer successivement, remplirait bien mal ses honorables fonctions si, au moment où le piège le plus adroit est offert à la crédulité, au moment où la classe la moins éclairée des citoyens est victime de l'ignorance déhontée, elle ne dénonçait à l'autorité publique les maux nés du pouvoir qu'exerce sur la confiance aveugle l'audace unie à l'imposture.

 

Par la plus dangereuse des propensions, le peuple aime à être trompé. La facilité qu'il a de croire aux hardis propos des charlatans le rendent toujours la dupe de ces hommes avides et méprisables, qui, du haut de leurs tréteaux, distribuent le poison et la mort.

Un pareil abus proscrit par les lois, signalé dans tous les temps par les amis de l'humanité, est véritablement criminel puisqu'il établit une sorte d'exaction envers le peuple. L'amour du merveilleux produit en lui un véritable enthousiasme ; les promesses l'allèchent, un faste insultant l'éblouit, des ressorts cachés le meuvent : déjà sa bourse se vide, bientôt sa santé se perd... Combien de fois ne s'est-il pas ainsi creusé son tombeau ? Et l’on ne réclamerait point contre cette espèce humiliante de malfaiteurs ?...

L'Institut de Santé et de Salubrité, trop pénétré de ses devoirs, ne peut ni ne doit se taire. Il signalera toujours les ennemis de l'humanité et se montrera digne d'être la sauvegarde de ses concitoyens.

A ces causes, il dénonce au préfet du Gard le nommé Chiarini, soi-disant pharmacien, domicilié à Toulouse, vagabond par principes, charlatan de profession, qui, précédé par des fanfares, distribue journellement des remèdes sur les places et au milieu des carrefours ; qui n'a d'autre titre que l'impunité pour la vente de ses drogues ; et qui se trouve par ce fait dans la classe de ces hommes que les lois punissent et rejettent du sein des campagnes et des cités.

Qu'il soit donc fait dans les 24 heures au nommé Chiarini inhibition très expresse de se rendre sur les places et dans les carrefours, de vendre publiquement ou distribuer des drogues simples ou composées et de s'arroger le titre d'officier de santé sous peine de réparations pécuniaires, confiscation de ses chevaux, voitures et au bénéfice des hospices et plus amples punitions si besoin est.

Au nom de l'Institut de santé et de salubrité, Baumes, secrétaire perpétuel.

Le préfet, Jean Baptiste Dubois, mène donc une enquête pour déterminer si cet étrange personnage est un danger ou un bienfait pour le peuple. Mais cet insaisissable voyageur se déplace plus vite que courrier administratif, et l'affaire traîne en longueur. En fait, nul ne sait exactement qui est ce chevalier Chiariny, aussi bien sur le plan médical que politique. Son remède à base de plantes semble satisfaire les patients et personne n’est venu se plaindre d'avoir été abusé et encore moins d'avoir été mis en danger physique par l'absorption du breuvage. Si la troupe se plait à s'habiller en princes et valets de l'Ancien Régime, nul ne peut déterminer s'il s'agit d'une position politique réactionnaire ou d'une dérision théâtrale.

Pierre Constant Chiariny est installé à Nîmes, au numéro trois de l'Enclos Rey. Cette rue, allant du boulevard Petit Cours à la rue de la Garrigue, n'est ni très longue (46 m) ni très huppée, mais elle a mauvaise réputation auprès des autorités, étant un repère de monarchistes. Cette accusation dura longtemps puisque dans les années 1830, on entendait parfois chanter :

"Républican canalha

Se vos manjar trabalha

Se vos beure un cop de vin

Crida ben fort Viva Enric Cinq !"

Non loin de là, les républicains occupaient la rue de la Faïence. Le 29 août 1830, une échauffourée entre les deux quartiers se solda par 15 morts ! Malgré la présence de quelques maisons bourgeoises, l'Enclos Rey était assez populaire.

 

Le préfet Dubois s'inquiète autant de l'exercice illégal de la médecine que des opinions politiques du prévenu. Habiter dans un fief monarchique n'est pas bon signe. En réalité, si Chiariny s'est installé là, c'est sans doute en raison de la modicité des loyers de ce faubourg mais aussi en raison de la présence de la famille Paviola qui, depuis des lustres, fabriquait des onguents prétendus efficaces contre les douleurs rhumatismales et une liqueur destinée à guérir les plaies vénériennes. La dame Paviola tenta jusqu'en 1838 d'obtenir l'agrément de ses baumes mais sans succès. "Cette recette banale que l'on retrouve dans les tous les anciens livres de médecine populaire et que les charlatans de toute époque ont exploité à leur manière, ne peut être considérée comme nouvelle..." répondent les autorités médicales.

A sa mort, son mari fait une nouvelle tentative avec la liqueur mais celle-ci est également refusée car elle contient un taux d'arsenic qui la rapproche plus du poison que du remède ! Il est probable que Pierre Constant ait utilisé ces apprentis herboristes comme dépositaires de son élixir ou comme fournisseurs de plantes médicinales.

 

Mais revenons à l'enquête du préfet. Pierre Constant qui a eu vent des attaques dirigées contre lui, prend les devants et le 31 janvier 1807, il écrit au préfet la pétition suivante : "Le sieur Pierre Constant Chiarini, pharmacien domicilié en cette ville de Nîmes, a l'honneur de vous exposer que depuis nombres d'années il habite cette cité, qu'il est assez connu pour y avoir débité avec succès son vermifuge qui est un secret de sa famille depuis un siècle, de père en fils, qui consiste en un élixir vermifuge particulièrement contre les vers teignes appelés vulgairement vers solitaires, qu'il a distribué plusieurs fois en cette ville dans le temps à la satisfaction du public comme il est constaté par le certificat de la mairie de cette ville qui est ci-joint, ainsi qu'un brevet qui lui fut accordé en 1770 donné à Versailles. Il y joint aussi son diplôme de pharmacien de la ville de Valence en date du 27 mars 1792 qu'il se borne seulement à la distribution de son vermifuge qui a toujours opéré de bons effets ayant produit plusieurs guérisons tant dans ce département que dans d'autres, vous le verrez par l'attestation de Mme Marie Rose Reynal nièce de son excellence le ministre de l'intérieur Chaptal et celui de Mr Grantgent ingénieur de cette ville et autres attestations ci-jointes.

 

Le pétitionnaire vous supplie, Monsieur le Préfet, de l'autoriser de nouveau pour la vente et distribution dudit remède vermifuge dans ce département tant en particulier qu'en public accompagné de sa suite, conformément à l'article 36 de la loi du 21 germinal an 11, suivant le décret impérial relatif à l'annonce et à la vente des remèdes secrets en date du 23 prairial an 13.

Il ose espérer de votre bonté et justice que vous voudrez bien prendre en considération sa demande, à l'effet de lui accorder le permis qui est dévolu à votre, autorité.

A l'honneur de vous saluer très respectueusement, Nîmes le 31 janvier".

 

Les lettres de recommandations sont authentiques et facilement vérifiables. Le sieur Grandgent, ingénieur départemental et membre de la fabrique de la Cathédrale de Nîmes, confirme bien l'efficacité du tropique universel du docteur Chiariny. Convoqué pour enquête à la préfecture le 20 mars 1807, Pierre Constant expose qu'il y débite depuis plusieurs années son vermifuge qui est un secret de famille depuis un siècle. Outre plusieurs attestations qu'il joint, il rapporte : 

1°) Le brevet du 3 avril 1770 délivré par le grand prévôt de France qui l'autorisait à débiter son élixir pendant trois années seulement.

2°) les lettres de réception en qualité de pharmacien délivrées par les maîtres en pharmacie de Valence le 27 mars 1792, dûment enregistrées.

3°) Diverses recommandations de notables locaux, en particulier l'ingénieur en chef du département Grandgent et la nièce du ministre Chaptal.

4°) L'autorisation de vente accordée par le baron de Breteuil et par Vicq d'Azir, ci-devant président de l'Académie des Sciences.

 

Il demande donc à être autorisé de nouveau à vendre et distribuer son remède vermifuge dans ce département tant en particulier qu'en public accompagné de sa suite, conformément à l'article 36 de la loi du 21 germinal an 11 et suivant le décret impérial du 25 prairial an 13.

Les textes législatifs sur lesquels Pierre Constant s'appuie sont si ambigus que le préfet s'y perd. L'article 36 interdirait normalement la vente de toute préparation médicamenteuse sur des théâtres ou étalages, dans les places publiques, foires ou marchés. Il interdirait aussi "toute affiche et annonce qui présenterait des remèdes secrets sous quelque dénomination qu'ils soient présentés". Mais comme aucune loi ne pouvant être rétroactive, le décret de l'an 13 précise que la précédente loi ne s'applique pas aux préparations ayant été approuvées avant sa publication, ce qui est le cas du remède Chiariny, autorisé en 1770.

Le préfet donne donc une autorisation de vente à Pierre Constant qui s'empresse de la faire imprimer sous la forme habituelle des annonces officielles de la préfecture et par l'imprimeur attitré de l'administration.

En voici le texte:

Extrait des Registres des arrêtes DU PREFET DU DEPARTEMENT DU GARD Du 4 avril 1807 

Le Préfet du Gard,

Vu la pétition du Sieur Pierre Constant Chiariny, pharmacien, demeurant en la ville de Nismes, du 31 janvier dernier, en autorisation de vendre et distribuer, dans l'étendue de ce département, un remède vermifuge découvert par ses auteurs ; ensemble le brevet du 3 avril

1770 ; son diplôme de pharmacien délivré à Valence le 27 mars 1792 ; et d'autres pièces à l'appui ;

Vu le communiqué à la Société de Médecine du 20 mars dernier et sa délibération du 29 du même mois ; Vu le décret impérial du 25 prairial an 13 ; Considérant qu'aux termes de ce décret, la défense de vendre et d'annoncer des remèdes secrets, portée par l'article 36 de la loi du 21 germinal an 11, ne concerne pas les préparations et remèdes qui, avant la publication de ladite loi, avaient été approuvés, et dont la distribution avait été permise dans les formes alors usitées ; qu'en conséquences, les auteurs et propriétaires de ces remèdes ont été autorisés par le décret sus daté, à les vendre par eux-mêmes, ou à les faire vendre par un ou plusieurs préposés dans les lieux où ils jugeraient convenable d'en établir, à la charge de les faire agréer par le Préfet, le Sous-Préfet, ou à défaut par le Maire ;

Considérant que, des pièces produites par le Sieur Charini à l'appui de sa demande, il résulte:

1 ° Que, par brevet du 3 avril 1770, délivré par le grand Prévôt de France, il a été, d'après l'autorisation du premier médecin du Roi, permis au Sieur Chiarini, de vendre et distribuer par tout le royaume un élixir stomacal, alexipharmaque et vermifuge ; 

2° Que le Sieur Chiarini a été reçu le 27 mars 1792, dans la communauté des maîtres en pharmacie de la ville de Valence ; 

 

Considérant que, par sa délibération du 29 mars dernier la Société de Médecine a donné son approbation au remède vermifuge du Sieur Chiarini, dont le sieur Solimani, président de cette société a attesté les bons effets, tant en élixir qu'en bol ; que dès lors, rien ne s'oppose à ce que la vente et la distribution de ce remède ait lieu dans le département ; arrête :

ARTICLE PREMIER

Le sieur Pierre Constant Chiarini, pharmacien domicilié dans la ville de Nîmes, est et demeure autorisé à vendre et distribuer dans ce département, tant en particulier qu'en public, accompagné de sa suite, son remède vermifuge, à la charge pour lui de se conformer aux règlements de police à ce relatifs.

Pour ampliation : le Préfet du Gard, D'ALPHONSE

Le secrétaire général de la préfecture, VIGNOLLE

Le maire de la ville de Nîmes Casimir FORNIER

(A Nîmes, chez la veuve BILLE, Imprimeur de la préfecture du Gard, place du Château, n°32)

Dès le départ, l'affiche pose problème au préfet du Gard. Elle est rédigée dans le même style que toutes les annonces officielles que la population est accoutumée à voir placarder sur les portes des maisons communes. On peut donc penser qu'elle vient directement de la préfecture et non d'une initiative privée. Toutefois, le texte est la copie intégrale de l'arrêté préfectoral et il n'y a pas de faute à publier ce qui est, par essence, public.

 

Ce que le préfet n'a pas remarqué, c'est que la loi du 31 Germinal de l'an 12 interdit de façon formelle la vente sur des théâtres ou étalages de foires et marchés, afin de proscrire définitivement les nombreux charlatans et médecins empiriques. Cet oubli lui vaut une remarque acerbe du ministre de l'intérieur en septembre 1807. Le sieur Chiarini pourrait vendre son remède à domicile ou par correspondance puisqu'il bénéficie de la non-rétroactivité de la loi mais en aucun cas tel qu'il le fait. Le ministre en avertit aussitôt les préfets du Rhône et de la Drôme puisque le pharmacien ambulant y a été remarqué à plusieurs reprises ces derniers temps.

 

Le 12 décembre 1807. Le préfet demande donc de façon expresse à Pierre Constant le retrait de son affiche et la restriction de son commerce à la vente particulière et à domicile. Le 3 janvier, notre pharmacien tente une ultime démarche pour contourner la loi. Il réclame la permission de publier son remède lui-même, avec sa petite troupe dont la majeure partie est composée de ses enfants, pour annoncer son domicile et ses bureaux quoique sans en faire la vente et distribution en public. Il fait humblement remarquer au préfet qu'il a fait imprimer 500 exemplaires du premier arrêté préfectoral et qu'il lui en reste beaucoup.

 

Le préfet comprend bien qu'il s'agit là d'un subterfuge et que Chiariny n'a pas besoin de parcourir le département avec toute sa suite pour faire connaître son domicile et qu'il lui suffirait d'utiliser la voie des affiches et des journaux locaux. Le 7 janvier 1808, le préfet répond que l'affiche ne pourrait être utilisée qu'accompagnée d'un rectificatif. Mais qu'importe ces tracasseries administratives. Le temps joue en faveur de Pierre Constant et l'administration est lente et sereine. Tant que les enquêtes, expertises et contre-enquêtes se poursuivent, la petite troupe familiale poursuit sa route de village en village, de foire en marché, et vend son élixir vermifuge dit tropique universel.

 

Jusqu'à sa mort en 1827, Pierre Constant reste dans une sorte de flou administratif qui lui permet tantôt de se présenter comme danseur de corde ou baladin, tantôt comme privilégié du roi et célèbre botaniste, tantôt comme pharmacien diplômé. Il s'adapte aux exigences préfectorales, aux règlements des professions médicales, mais jusqu'au bout, il reste un parfait exemple des pratiques de l'Ancien Régime, du temps où les apothicaires, les droguistes et les épiciers faisaient partie de la même classe corporative.

 

Par J.F. Aupetitgendre

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